Rouge écarlate et néons blancs neutres, sous la patte créative de l’artiste, la boutique Petit h d’Hermès se pare d’une allure dramatique. Le Studio Toogood est à l’origine de cette singulière mise en scène, installée dans la boutique londonienne du célèbre maroquinier parisien. Derrière ce studio de design se cache Faye Toogood, créatrice britannique, fascinée par la matérialité et l’expérimentation. Ses pièces de design sont toujours fabriquées à la main, conservant ce qu’elle peut nommer « l’honnêteté de la matière » dans son irrégularité et son aspect brut. Issue d’une formation théorique des beaux arts, elle s’intéresse au design produit au travers d’un aspect sculptural et instinctif, tout en se passionnant par l’idée d’expressivité et d’occupation totale de l’espace. C’est ce regard singulier sur la matière qui la pousse à créer des espaces en trois dimensions dans lesquels les objets qu’elle crée sont mis en scène, transcendant ainsi la narration d’une œuvre devenant entière et complète, se composant de différents savoir-faire artisanaux, se plaçant ainsi à mi-chemin entre travail artistique et production du design contemporain.
Dans cette installation, les cuirs mats et brillants viennent tremper dans de la résine, donnant un aspect sanguinolent au matériau suspendu à des crochets de boucher. L’attitude de la marque, en invitant l’artiste à présenter ce travail, peut sembler provocante ; les murs sont blancs, de grandes peaux rouges sont étendues et viennent se confondre à des étales de bois badigeonnées de peinture rouge, tandis que des outils techniques sont suspendus aux murs de la boutique… Nous allons nous attacher aux différents enjeux soulevés par l’installation de Toogood, concernant le statut même de la peau animale utilisée comme matériau noble au sein d’une maison de haute-maroquinerie française, pour comprendre en quoi cette installation pourtant surprenante peut répondre à un besoin propre au marché actuel du haut-luxe.
idées précieuses, luxuosité et esthétisation

Né en 2010 sous l’impulsion de Pascale Mussard, l’atelier Petit h, partie intégrante de la marque Hermès, a pour but d’utiliser toute la matière excédente du groupe pour créer de nouveaux objets, toujours uniques ou parfois en petite série, sur le mode du design poétique. C’est faire sortir des artistes, inventeurs, artisans et créatifs de leurs postes habituels pour collaborer et créer des objets spontanés selon un processus créatif hors du commun. En quelque sorte, s’intéresser à la matière disponible comme première source d’inspiration, pour retrouver une forme d’émerveillement naturel, comme a pu en parler l’instigatrice du dispositif, Pascale Mussard. En réalité, plus qu’un lieu de re-création, le laboratoire d’expérimentations de Petit h est un laboratoire de récréation. C’est cette brèche que va emprunter la maison Hermès lorsqu’elle invite Faye Toogood dans sa nouvelle boutique de Bond Street, en proposant à une designer hybride artiste de conceptualiser l’idée de la maison initialement très primaire dans son mode d’action pour en créer une installation quasi-dérangeante et chargée de sens.

Le luxe moderne tel qu’il est connu depuis les Trente Glorieuses est remis en cause par l’apparition de ce que l’on appelle un luxe comtemporain, un luxe « pour soi », venant s’appuyer sur une extrême esthétisation de ses cadres habituels d’expression et de représentation. C’est ainsi que le philosophe Gilles Lipovetsky offre sa réflexion sur une hypermodernité et sa conséquence logique, ce qu’il appelle une « hypertrophie consumériste ». Le capitalisme marchand contemporain va sans cesse diffuser ce qu’il appelle des « biens esthétiques », des objets qui intègrent une influence artistique et un apport formel du design pour offrir une esthétique particulière venant influer jusqu’à son mode de production : c’est ce qu’il appelle volontiers le « capitalisme artiste », permanente inflation esthétique, individualisme de l’émotion et de l’expérience procurée par les biens. L’être (mieux) remplace l’avoir (plus) dans cette dialectique du capital, et c’est ainsi que se ressent ce nouveau paradigme contemporain d’un luxe ressenti comme une véritable expérience personnelle. Et c’est en ce sens que Petit h, au travers de ses objets particuliers et uniques, pourtant vantés pour la qualité de leur matérialité, peut se retrouver au centre même d’une stratégie moderne dématérialisée : plus que l’objet, on vend un concept esthétique, assorti d’une expérience proche de celle vécue lorsque l’on visite une galerie contemporaine d’art.
Cette porosité des frontières entre art et design n’est pas nouvelle, et les ready-made de Marcel Duchamp n’ont été qu’une voie ouverte aux différentes disciplines se rencontrant dans la recherche pure d’une esthétique, ou en tous cas d’une expression formelle. L’expérience de luxe se prolonge au-delà de la boutique, au travers par exemple de la Fondation Louis Vuitton, cet impressionnant bâtiment de verre conçu par l’architecte Frank Gehry. Ce nouveau lieu, inauguré en octobre 2014, devient une passerelle inter-disciplinaire entre la mode, l’architecture, la musique et bien sûr l’art contemporain. D’autres comme Cartier, avec la Fondation d’entreprise Cartier dès 1984, avaient déjà prolongé l’expérience client au travers d’un faisceau d’intérêts centré sur la pratique artistique.
C’est en ce sens que Christophe Rioux, enseignant-chercheur à l’ISC de Paris, va jusqu’à parler d’un « artketing », véritable marketing de l’art où les œuvres d’art n’ont jamais tant ressemblé à un produit de luxe, et où les produits de luxe n’ont jamais autant été vendus comme des pièces d’art. Les objets de design s’exposent dans les musées, et les pièces de mode se vendent aux enchères comme des objets d’art. La marchandise s’esthétise et la culture se marchandise, au risque que cette hybridation de notre société ne banalise le singulier, l’exceptionnel, et le recours à l’art comme élément de facilité…

savoir-faire, artiste et artisan

On peut alors se questionner sur la place qu’occupe l’artisan au sein de la division Petit h, le groupe Hermès étant renommé pour ses métiers du cuir et de la couture point-sellier à la main. Il faut également s’interroger sur le sens que peut avoir le travail plasticien de Faye Toogood, en consdérant l’interaction de celui-ci dans un contexte particulier, axé sur le savoir-faire et la tradition. L’artiste explique qu’elle a souhaité, pour l’installation, s’inspirer de l’aspect récréatif de la marque en contrastant avec les boutiques de luxe habituelles. Elle questionne, au travers de la combinaison de la brutalité du rouge sang et de la délicatesse des cuirs, le savoir-faire et le travail d’artisanat réalisé par les ouvriers de Petit h. Le clin d’œil devient explicite par la présence de ces outils, moulés dans de la terre et accrochés au mur en cercle, montrant finalement un fragment de l’étape de la réalisation, une preuve tangible de la manufacture des objets vendus au sein de la boutique. La minéralité de ces instruments de travail n’est pas sans évoquer la thèse bergsonienne, selon laquelle « l’outil de l’ouvrier continue son bras ». En d’autres termes, les organes sont les instruments naturels du travailleur, les outils venant s’inscrire comme des organes prothétiques, venant accroitre la technicité de l’homme, créant un corps d’artefacts pourtant fondé de naturel, puisque notre « intelligence purement fabricatrice » nous a offert la ruse nécessaire à la création, en puissance et en acte, de ces outils.
La vision grecque de la technê, et notamment la conception aristotélitienne de cette « action efficace » pleine de vérité, permet de voir en quoi la production artisanale ou artistique peut se détacher du résultat et finalement s’intéresser au moyen, ces contraintes tangibles et bien réelles. Richard Sennett est un sociologue américain qui s’est très largement intéressé à ces notions dans notre monde contemporain, et notamment à l’évolution de la perception que l’on peut avoir de la tâche artisanale, ces « métiers d’art » parfois dévalorisés. Pour lui, il est indispensable de requalifier le travail de l’artisan. Il s’attaque à l’idée occidentale selon laquelle « le théoricien vaudrait mieux que l’artisan parce que les idées durent ». Pour lui, c’est à travers l’expérimentation dans la matière que l’artisan va pouvoir apprendre, et notamment via l’erreur qu’il va pouvoir appréhender intellectuellement la conception de son objet. Cette conscience des interactions entre le corps et le matériau permettrait de transcender la notion de « conscience matérielle », cette thésaurisation via la pratique de cas précis qui permettent, s’ils sont assimilés par l’intermédiaire de l’installation d’une routine, d’émettre une capacité de jugement éthique sur l’ensemble du processus créatif de l’objet par lequel ses savoirs manuels sont engagés. Il ne serait pas insensé de voir en l’artisan un artiste, chargé de « sauts intuitifs », des élans créatifs lui permettant de gagner en autonomie de création. Ainsi, pour lui, un artiste n’est jamais talentueux inné sans artisanat, et il serait foncièrement trompeur de venir scinder ces deux aspects précis du design, au point que le modèle social du travail de l’artisan pourrait devenir normatif. 
La collaboration entre Faye Toogood, voulant mettre en avant le savoir-faire d’Hermès tout en détournant subversivement le matériau cuir, est intéressante en cela qu’elle met en exergue la relation ontologique qui peut exister d’emblée entre l’homme et l’animal. Dominique Lestel explique qu’il est de tradition occidentale de différencier l’homme et l’animal au travers de ce qu’il a acquis de lui-même, à savoir le feu, mais également aux technologies et à la technique outillée. Ces technologies propres aux hommes leur servirait en fait à se constituer contre l’animal, l’homme étant le seul à être digne de considération, dans une pensée anthropocentrée.
cuir, produit d'animalité

On ne peut nier que le travail de cette plasticienne, rouge maculé de sang dans un univers blanc stérile, renvoie à l’inconscient collectif de l’abattoir et ainsi à la question éthique que tous se posent concernant l’usage de matériaux à provenance animale, et de manière pragmatique à l’acte de dépeçage d’un être vivant. Les acheteurs du cuir sont-ils en pleine conscience de cet acte engagé lorsqu’ils consomment une part de mort animale ? Catherine Rémy est chargée de recherches au CNRS. Elle s’intéresse tout particulièrement au concept de vie animale et réalise des enquêtes ethnographiques autour de la question de la banalisation de leur mise à mort. Pour elle, l’humanité légitime encore très largement ces pratiques. Il existerait cependant un malaise, celui d’affronter directement et explicitement la mort de ces animaux, pour lequel elle a écrit une règle tacite : « Lorsqu’on ne tue pas, on ne regarde pas la mise à mort ». Elle reprend l’idée de Luc Boltanski qui parle d’un sentiment d’obligation d’assistance spolié par l’interdiction implicite d’assister à l’abattage d’animaux. Le relatif secret qui existe autour des pratiques, par ailleurs souvent cachées par l’industrie du luxe, crée un compartimentage mental chez les consommateurs qui ne voient par exemple jamais le cuir sous forme de peau entière, rappelant la forme de l’animal abattu. Ils peinent à avoir un sentiment continu de compassion envers ces animaux, vus de manière très utilitaire par la société. C’est aussi en cela que le travail de Faye Toogood est fort : lorsqu’elle pose sur des étales des peaux entières tachées de résine à l’aspect de sang, elle semble révéler un secret de polichinelle, celui de l’industrie du cuir et des tanneries qui œuvrent dans l’ombre, laissant les services marketing esthétiser à outrance l’univers feutré et délicat du cuir.    
Si les outils sont ce qui nous permet de nous distinguer des animaux, alors venir travailler la peau de ceux-ci avec ces outils semble être un acte fort, symbolique et puissant, comme le signifiant d’une volonté forte de dominer la nature, ou de la dompter. Pourtant le cuir est ce matériau si doux et précieux, si proche de notre enveloppe charnelle. Il semble judicieux de s’intéresser à la pensée du philosophe allemand Peter Sloterdijk qui explique que « l’existence humaine doit être conçue sous le signe de la spatialité plutôt que celui de la temporalité ». Ainsi, pour lui, cela serait composé de trois sphères décrites comme des lieux de la résonance inter-animale possédant un fort pouvoir plastique. C’est cette forte perméabilité qui lui permettrait d’évoluer, et notamment de perdre en animalité, et c’est ce qui aurait d’ailleurs fait très doucement évoluer l’homme depuis la sélection naturelle, jusqu’à l’homme protégé, c’est-à-dire l’homme moderne de notre société actuelle. Au centre de la sphère de la néoténie, comme protégés par une mère, notre peau s’est affinée, a pâli, et nos ongles ne sont plus des griffes... Il écrira ensuite que nous avons donc recours à des outils et à la technique qui nous dotent d’une certaine distanciation et d’une extériorité à l’action que nous effectuons sur la nature, nous offrant depuis un habitat conceptuel confortable, l’impunité nécessaire pour agir sur tout ce qui nous entoure, venant nier notre origine animale au travers du développement de notre savoir anthropotechnique.
Ainsi, et c’est le sens que l’on peut donner à l’installation pour Petit h, nous n’hésitons pas, en portant des gants et à travers la mécanisation du processus d’abattage, à décider du sort de ceux qui étaient nos semblables, les animaux. Les tuer nous fait regagner en bestialité, en animalité. Le cuir est donc un miroir de ce que nous sommes, de notre chair, il est l’enveloppe que nous avons perdue, intrinsèquement celle que nous avions avant que notre peau pâlisse et ne s’affine. Il nous renverrait donc un sentiment ambivalent de confiance et de crainte, celle de perdre la distinction humaine qui fait de nous ce que nous sommes devenus…
une histoire de mode(s)

L’installation de Faye Toogood vient créer un univers complet, à la manière du concept de cabinet de curiosités comme Hermès s’aime à décrire Petit h. Les cabinets de curiosités étaient, au XVIème et XVIIeème siècles, des lieux dans lesquels on collectionnait et présentait une accumulation d’objet rares ou étranges représentant les trois règnes : le monde animal, végétal et minéral. Le cabinet peut alors désigner deux choses : il est le meuble caractéristique du curieux collectionneur, mais il est aussi le lieu physique dans lequel se créent des musées privés, qui se visitent alors sur recommandation mondaine, selon les effets de mode.
« Je refuse de m’émerveiller devant la douceur de cette cape dite ‘‘de vison’’, car le seul bonheur serait, un à un sans me lasser, de caresser et cajoler les 120 vaillants petits mustélidés qui perdirent la vie à la bataille contre la sainte alliance du lucre et du luxe réunis. » 
Il est promordial de s’intéresser à ces effets de mode pour comprendre les travers propres à l’usage du cuir, et plus particulièrement aux femmes qui auraient un rapport particulièrement empathique avec les animaux... Pourtant, le marché vestimentaire et cosmétique est indissociable d’un usage abusif de la nature animale. On peut alors se demander pourquoi la priorité n’est-elle pas donnée à la préservation du vivant mais au contraire à la sacralisation de produits finis obtenus à travers le prisme de la cruauté animale ? Pour Ron Broglio, cela s’explique par ce qu’il appelle la « surface des choses », les animaux étant d’épourvus d’intériorité humaine. Ainsi, la mode et les humains s’intéresseraient à cette « surface » en inventant de nouvelles peaux et de nouveaux cuirs, tirant ainsi profit d’identités animales dans leur altérité. La sociologue Jane Bennett va plus loin en pensant la mode comme l’occasion de célébrer un évantail de « matières vibrantes »,   en dialogue imaginatif avec le vivant, qu’ils soit animé de vie ou non, faisant de la mode un système primitif puisant en l’animal un « élan de vitalité » qui va, au travers de ces matières ex-vivantes, gagner elle même en vitalité et en pouvoir de séduction.
D’ailleurs, pour certaines cultures, porter la peau de l’animal, c’est le célébrer. Lorsque l’on s’intéresse aux pratiques marginales et tribales, la matière animale, en tant que partie constituante d’un cadavre animal, évoque le rite, la conception sacrée de l’animal en tant que dépouille. Bertrand Hell, anthropologue spécialisé en chamanisme, parle de l’endossement, qui permettrait de transcender l’esprit de la victime animale dans le but d’endosser ses qualités bestiales. Dans ce rituel, c’est le contact physique entre la peau de l’animal et le chamane qui va lui permettre d’accéder à l’écoute de l’esprit animal, et ainsi maintenir sa fonction au sein de la tribu sous un mode d’action clanique. La férue de mode est-elle en proie à un tel sentiment de puissance au contact du cuir siglé par Hermès, son gourou outillé ?
Il faut dire qu’il est intéressant de considérer cette mise en scène de Faye Toogood comme une manière subversive de penser le luxe. La réflexion autour de la matière cuir qu’elle engage n’est pas sans conséquences lorsqu’elle implique l’image d’une marque de mode dans une « œuvre à penser ». Hermès, en ayant sciemment invité l’artiste à agir dans une boutique de la marque, démontre qu’utiliser à bon escient le pouvoir d’influence du haut-luxe pour transmettre des signifiants pourrait inviter le consommateur à se poser des questions sur son intérêt démesuré pour son cuir doux et rassurant. Effet de mode ou ancrage dans un aveuglant art de vivre à la française, Hermès n’avait jamais autant vendu la peau animale comme matière à récréation…

références bibliographiques
Studio Toogood, site web de la designer
« Le petit h d’Hermès », entretien avec Pascale Mussard, MilK, mars 2015
Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’Esthétisation du monde, Gallimard, 2013, p. 341
« La fonction de l’art contemporain dans le luxe », conférence donnée par Christophe Rioux à l’Institut Français de la Mode, novembre 2013
Interview de Faye Toogood par Katrina Israel, Wallpaper.com, novembre 2013
Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Presses universitaires de France, 1932, p. 330
Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Albin Michel, 2010
Entretien avec Dominique Lestel, « Repenser le statut ontologique de l’animal », Prétentaine n°29-30 : Quel animal ?, 2014
Catherine Rémy, « Regarder ceux qui donnent la mort aux animaux », Prétentaine n°29-30 : Quel animal ?, 2014
Peter Sloterdijk, Sphères, I,« Bulles », IV,  Mille et une nuits, 1998-2004
Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être, Mille et une nuits, 2000
Françoise Armengaud et Martine Bourre, « À cause de la souffrance animale. Quelques raisons parmi de très nombreuses pour ne pas s’émerveiller devant les pratiques et les artefacts de la culture humaine », Prétentaine n°29-30 : Quel animal ?, 2014
, University of Minnesota Press, 2011
Jane Bennett, Vibrant Matter. A Political Ecology of Things, Duke University Press, 2010
Bertrand Hell, Possession et chamanisme. Les maîtres du désordre, Flammarion, 2000
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